Vers une nouvelle ruralité ? - À retenir
Pour son Temps d’Archi #10, l’ICA est parti à la rencontre des territoires ruraux et de leurs habitant·es. Six grandes questions ont été dégagées pour réfléchir aux enjeux contemporains des campagnes, au cours de quatre tables rondes qui se sont déroulées à l’automne 2024. Ces échanges ont réuni des architectes, urbanistes, paysagistes et acteur·ices locaux·les, actif·ves en Wallonie, en Flandre et à l’international. Ainsi, plutôt que de définir une ruralité, l’ensemble des intervenant·es ont valorisé sa pluralité et préféré parler des ruralités. Ensemble, iels ont exploré des défis et des potentiels des territoires ruraux face aux mutations actuelles.
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1. Qui habite les ruralités ?
Le constat démographique est éloquent : « en Wallonie, le nombre de fermes est passé de 30.000 en 1990 à 12.000 aujourd’hui » comme le précisent Jean-Michel Leclerq et Charlotte Renouprez. À travers leur enquête Foncier droit dans le mur pour la revue Dérivations #9, iels sont allé·es à la rencontre des habitant·es et des acteur·ices de terrain pour comprendre les dynamiques à l’œuvre. L’accès à la terre et au logement constitue, en effet, un enjeu majeur, marqué par la précarité et une flambée des prix de l’hectare qui est six fois plus élevé qu’en France. Paradoxalement, le nombre de logements reste stable tandis que les ménages augmentent, limitant encore davantage l’accès à l’habitat pour tous·tes. Les territoires ruraux deviennent ainsi un espace de tension entre le tourisme (gîtes, loisirs, etc.) et l'habitation, posant la question : qui peut encore habiter ces espaces et à quelles conditions ?
2. Quels outils pour construire les ruralités ?
La notion de « villagité » (dorpelijkheid), introduite par Eric Wiertz (Bouwmeester flamand), met en avant la qualité des villages comme espaces sociaux et identitaires. Aujourd’hui, la construction de « néo-villages » artificiels montre qu’il y a moins d’intérêt pour l’identité des villages, menacés et englobés par de grands développements immobiliers, comme le souligne Maarten Liefooghe et Stefan Devoldere : « Les villages ne se vident pas, ils s’aliènent. » Pascal Rahier et Serge Landtmeters (LRArchitectes), rappellent en ce sens, que « la ruralité est souvent fantasmée comme une fuite du monde urbain, alors qu’elle représente bien plus que cela. » Ils soulignent également que « la ruralité a évolué très lentement jusqu'aux années 1950, alors qu’elle connait depuis des changements très rapides. » Face à cette accélération des transformations, Marc Verdier et Tomàs Barberá Ramallo estiment qu’il faut retrouver du sens dans notre rapport au temps : « la justesse venait du temps long : il est donc nécessaire de ralentir. ».
Face à ce que ces intervenants considèrent comme des anomalies, des outils concrets ont été proposés comme :
- des plans guides à l’échelle des territoires permettant d’accompagner les villages dans un développement respectueux de leurs particularités ;
- une gestion différenciée pour porter une attention au milieu et préserver les paysages comme lieux d’interaction puisque, comme le soulignent Marc Verdier et Tomàs Barberá Ramallo : « le paysage, représenta un point de rencontre pour les humain·es. Par la mise en commun qu’elle représente, la démarche paysagère peut embarquer tout le monde » ;
- des moratoires sur les permis de gîte pour contrôler les dérives touristiques qui risquent de dénaturer ces territoires.
Ces dispositifs visent à préserver l’authenticité des villages tout en répondant aux besoins contemporains en logement et en équipements. À ce sujet, Simon Teyssou met en garde : « C’est illusoire de penser qu’accueillir des nouvelles fonctions va redynamiser les villages. Il faut plutôt demander aux habitant·es d’être ell·eux-mêmes vecteurs de développement et rendre ces villages plus désirables […] en abordant la question du paysage, des ressources matérielles, des savoir-faire, et notre rapport à la terre. » La densification des villages est également envisagée comme une solution pertinente par Maarten Liefooghe et Stefan Devoldere, qui proposent « d’identifier des nouvelles typologies pour densifier. » Norbert Nelles évoque également « l’effet donut où les centres des villages se vident. Il faut redensifier en utilisant le patrimoine bâti de qualité, faire avec l’existant, et rénover energétiquement. » Enfin, comme le souligne Sabine Menicken : « Il faut une meilleure compréhension du passé et cultiver le respect des particularités. Pour bâtir et rénover les villages, il est essentiel d’explorer les bâtiments existants, souvent vacants. »
3. Quelles potentialités pour de nouveaux modes de vie ?
Le milieu rural offre un laboratoire pour réinventer des formes d’habitat et de production. Quelques pistes ont ainsi été dégagées :
- densifier intelligemment les villages (appartements, perforation des toits, etc.) ;
- mobiliser les ressources locales pour des constructions respectueuses des saisons et du paysage ;
- comprendre l’architecture vernaculaire afin de penser la construction en lien avec la saisonnalité, la course du soleil et élaborer des vocabulaires spécifiques ;
- stopper les logiques spéculatives ;
- promouvoir une architecture relationnelle qui favorise les interconnexions et tisse des motifs de connexion entre les espaces et les habitant·es.
Toutefois, comme le rappellent Maarten Liefooghe et Stefan Devoldere « dans les réflexions rurales, le grand absent est le paysage. C’est un paradoxe car il définit la ruralité. » L’enjeu n’est pas uniquement rural, mais typologique, posant la question d’un nouvel idéal de vivre ensemble.
4. Mobilité et lien social : quels vecteurs de transition ?
Les territoires ruraux stables ou en décroissance doivent s’adapter sans attendre une redynamisation générée par une responsabilisation des habitant·es ell·eux-mêmes invité·es à devenir des acteur·ices du développement local.
Trois axes prioritaires pourraient-être :
- valoriser les paysages et les savoir-faire locaux ;
- repenser la relation à la terre et au soleil pour une agriculture et un habitat durables ;
- stimuler les usages du territoire par des pratiques sociales (promenade, pêche, etc.).
Aglaée Degros évoque l’importance de « recréer des circuits courts dans les villages, et d’atténuer une dépendance à la ville en créant des liens entre les villages », notamment en ayant des réseaux, des infrastructures et des ressources communes et mutualisées. Concernant la mobilité, Aglaée Degros souligne « les grandes inégalités dans la mobilité des territoires ruraux. Les personnes qui ne conduisent pas et les plus âgées sont, par exemple, dépendantes des réseaux de transports en communs avec parfois peu de fréquences ». Il faut donc repenser une mobilité plus efficace et adaptée aux territoires notamment en augmentant les fréquences et les liaisons stratégiques des transports en communs mais aussi en considérant le covoiturage en tant qu’outil de référence.
5. Aménager le territoire autour des relations ?
La conception du territoire en milieu rural repose sur une démarche participative et une réflexion collective. Cela implique de travailler avec les habitant·es pour comprendre leurs besoins et leurs usages sans pour autant les intégrer directement dans la phase de conception. Comme l’explique Simon Teyssou : « impliquer les habitant·es pour leurs expertises d’usages dans la réflexion car les potentialités du milieu rural sont surtout à exploiter pour les habitant·es déjà présent·es, pas pour en attirer des nouveaux·lles ». Cette approche invite à stimuler les savoir-faire locaux et à valoriser les ressources existantes.
La notion de temps joue un rôle crucial dans cette dynamique. L’addition de petits projets permet, par exemple, une montée progressive en qualité du territoire. Simon Teyssou souligne « l’importance du temps long pour un projet. » Cette temporalité offre l’opportunité de repenser les bâtiments vides, d’y ramener de la vie, comme le propose Sabine Menicken : « réfléchir ensemble avec les villageois : qu’en faire ? Qu’est-ce qui est faisable ? ».
Les relations sociales sont également au cœur de cette conception. Marc Verdier et Tomàs Barberá Ramallo plaident pour une approche où l’espace public est réinventé dans le respect du contexte rural : « Parler d'espace public en campagne, ce n'est peut-être pas le plus adapté. […] Ménager un espace devant une habitation pour s'y poser, discuter avec les passant·es permet d'entretenir les liens, la sociabilité ». Dans cette même idée, Norbert Nelles évoque la nécessité « de développer du lien social basé sur l’interconnaissance ». Cette sociabilité est rendue possible grâce à des lieux qui favorisent le lien et l’engagement comme les associations, les écoles, les jardins collectifs, etc. L’espace rural doit favoriser la solidarité plutôt que l’importation de modèles urbains inadaptés.
Le rapport aux aîné·es est un autre sujet clé. Comme le rappellent Pascal Rahier et Serge Landtmeters : « Avant, les grands-parents vivaient chez leurs enfants. Aujourd’hui, iels sont souvent placés dans des homes. Quelle alternative pour le futur ? ». Des solutions inclusives doivent être envisagées pour maintenir une cohésion intergénérationnelle comme le dessinent certains de leurs projets.
6. Comment améliorer les modes de vie ruraux et enrichir la culture du bâti ?
Enfin, la question de l’attractivité des centres ruraux est cruciale pour lutter contre le dépeuplement et redonner une dynamique économique et sociale aux territoires. Sabine Menicken insiste sur la nécessité de « renforcer l’attractivité des centres grâce à des outils comme les Plans de développement et les mesures locales et régionales ». Ce renforcement doit toutefois éviter l’application aveugle de modèles urbains. Comme le souligne Marc Verdier et Tomàs Barberá Ramallo, « au bout d'un lotissement rural, on n’a pas besoin d’un trottoir. Le savoir est dans le paysage et les habitant·es ». Ils rappellent que l’architecture n’est qu’une composante parmi d’autres de ce qui fabrique le paysage.
Pour enrichir la culture du bâti, Simon Teyssou propose de « puiser dans les ressources locales et penser la construction en lien avec la saisonnalité. » Cette approche permet de valoriser les matériaux locaux, d’intégrer les rythmes naturels et de minimiser l’impact environnemental. Dans cette même optique, Maarten Liefooghe et Stefan Devoldere rappellent que « le village est avant tout une image et des pratiques sociales. Il s’agit de renforcer les modes de vie communs et les identités locales ».
La régulation des dynamiques spéculatives constitue également un enjeu majeur. Charlotte Renouprez et Jean-Michel Leclercq alertent sur les dérives liées à l’augmentation des logements touristiques : « Certain·es bourgmestres préfèrent l’embourgeoisement de leur commune, ce qui entraîne de la spéculation immobilière et empêche les populations précaires d’accéder à un logement décent ». Des solutions telles que le moratoire sur les permis de gîtes, comme à La Roche, permettent de préserver l’équilibre social et territorial.
Enfin, il est essentiel d’adopter une démarche d’urbanisme villageois plutôt qu’un urbanisme importé des villes. Selon Ward Verbakel « pour avoir un impact il faut éduquer avec des outils, c’est de cette idée qu’est née la Toolbox, pour créer un langage commun ». En effet, le travail de développement autour d’une Boîte à outils de l'architecture villageoise (Toolbox dorpse architectuur) réalisé en co production AR-Tur asbl et KU Leuven, propose des outils de conception sous la forme de « figures » et de « tactiques » villageoises pour une vie plurielle. Cette boîte à outils est une invitation aux citoyen·nes, aux administrations et aux politiques à entamer ensemble une conversation sur ce qui constitue exactement une bonne architecture de village et à tester les pistes de conception sur le terrain. Cela implique de valoriser les pratiques sociales existantes, d’identifier des solutions adaptées et de créer des espaces de vie partagés.
Aglaée Degros conclut « le défi actuel de la transformation rural consiste à faire de ces zones des territoires habités et non des territoires de spéculation ».
Vous n'avez pas pu assister aux tables rondes ?
Retrouvez les rediffusions en intégralité :
Avec Charlotte Renouprez & Jean-Michel Leclercq, LRArchitectes et Sébastien Lacomblez
Avec Marc Verdier et Tomàs Barberá Ramallo
Avec Simon Teyssou, Stefan Devoldere & Maarten Liefooghe, Sabine Mennicken (100 villages et 1 avenir)
Avec Aglaée Degros, Norbert Nelles, Ward Verbakel